Traverser le pont

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La brume épaisse ensevelit tout sur son passage. Chaque morceau de la ville disparaît progressivement de ma vision. Les mètres qui défilent sous les roues de mon vélo. Les gouttelettes qui s’amoncellent sur l’écharpe qui recouvre la partie basse de mon visage, mes lunettes. Je navigue dans la brume, sûr de moi. Je connais le chemin… Enfin, je crois. Es suis-je si sûr ? Peut-être pas tant que ça finalement… Au croisement du pont, je m’arrête… Il faut traverser, il faut y aller, mais pour aller où ? Je ne vois plus rien. Un instant je m’interroge, le sais-je véritablement ? Non. Bien évidemment. On ne sait jamais où le chemin nous mène, pourtant on avance, parfois sûr de nous, parfois pris d’angoisses inexplicables…

Je n’ai jamais prétendu savoir, avoir la confiance aveugle de celui qui prétend être sûr de lui quoi qu’il arrive, quoi qu’il en coûte. Jamais. Je ne suis pas de ces hommes, de ces femmes dont on doute parfois qu’il y ait encore une once d’humanité en eux. Le plus drôle dans tout cela, ce sont nos représentations. L’image que l’on donne à voir, celle que l’on maîtrise, et cette part beaucoup moins palpable qui nous échappe. Je ne prétends pas appartenir à ces hommes, je connais mes zones de sensibilités et d’angoisses. Je connais aussi mes facilités et mes compétences. Mais toujours le doute m’accompagne. Ce doute que l’on ne voit pas, que l’on ne laisse que peu transpirer de soi. Certains jours pourtant, il est plus important que d’autres. Et un de vos collègues vous croise. La discussion venant, il vous confie qu’il envie votre maîtrise, votre facilité à être sûr de vous et de vos décisions, votre facilité à prendre la parole et à défendre vos positions. Un sourire en coin ne peut s’empêcher d’apparaître à l’orée de vos lèvres. Si seulement tu savais…

J’ai toujours considéré le doute comme un allié. Ne pas douter est, à mes yeux, le pire des maux que l’on peut s’infliger. Douter est comme la respiration lucide de l’esprit. Douter, mettre en perspective l’ensemble des hypothèses et laisser la réflexion s’opérer pour mieux choisir, en toute quiétude.

À certains moments de ma vie pourtant, il s’est transformé en ennemi. Je lui avais laissé d’un coup trop d’importance. Il avait perdu de sa superbe et se transformait petit à petit en monstre capable de dévorer n’importe quelle idée à venir. Remettre en cause tout ce qui se présente à soi… Ne plus être en capacité de choisir sereinement… S’asseoir au bord du chemin, à proximité du pont noyé dans la brume, et attendre sans savoir quelle décision prendre… Ces mois ne furent pas les plus aisés, mais ils furent, et peut-être encore plus, nécessaires pour reprendre le chemin. Je ne voulais plus traverser le pont. Je ne voyais que la brume. Et cette brume épaisse m’effrayait. Que cache-t-elle, si ce n’est cet inconnu terrifiant ? Regarder la brume. Regarder les autres qui s’engagent sur le pont et rester là, c’est plus sûr ! Tu parles !

La brume n’a pas disparu du chemin, elle est toujours là, accrochée à son pont, m’empêchant de voir ce qui se cache sur l’autre rive. Cet avenir dont je ne sais rien, et j’en suis bien heureux. Je n’ai pas envie de connaître mon avenir. Peu importe. Nous n’y sommes pas. Nous sommes là, aujourd’hui. J’ai repris la traversée du pont. J’ai pris des décisions, fais des choix. Le doute subsiste, mais dans une ampleur bien moindre, dans une sphère mesurée. Il est cette lueur au-dessus de moi qui me permet d’être vigilant. Savoir regarder, ressentir, observer et changer d’options si la première s’avère être une impasse pour poursuivre la traversée du pont.

Aujourd’hui, j’ai fait des choix. Je me suis engagé dans un chemin, sur le pont. J’avance pas à pas. Je ne me voile pas la face. Je sais que parfois, il y aura des instants de doute intense, peut-être même du découragement. Mais il y aura aussi des éclaircies, des moments de grâce personnelle. Au final, tout cela n’est pas grave. C’est même nécessaire. Si tout était facile et limpide, alors est-ce que le jeu de la vie en vaudrait véritablement le coup ? C’est sûr, on aimerait que tout soit facile, que la route soit toute tracée, autoroute de la vie. C’est évident. Pourtant, si l’autoroute nous amène plus rapidement à notre destination, il n’en reste ni plus ni moins que c’est chiant de conduire sur ces longues lignes droites sans âmes et bien trop lisses. Au moins les chemins de traverse ont cet avantage de nous donner à voir mille paysages, mille gens, mille possibilités que l’autoroute ne nous offre pas. On va moins vite, c’est évident, mais c’est tellement plus vivifiant pour l’esprit et le corps !

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